Si vous dénichiez la maison idéale, mais découvrez qu’elle borde un cimetière, l’argument du « voisinage tranquille » vous laisserait-il de marbre ? Bon nombre d’acheteurs semblent éprouver un malaise à l’idée de fixer leurs pénates à deux pas de stèles funéraires, ce qui donne parfois des sueurs froides aux courtiers. Mais pour d’autres, ce n’est pas la mort à boire ! Quel sens donner à ces réticences ? Tâchons d’exhumer quelques réponses.
Publié le 8 septembreSYLVAIN SARRAZINLA PRESSEPour raviver le défi d’une vie, il suffit de parler au courtier immobilier Gabriel Laflamme de la maison lavalloise jouxtant un cimetière qui figurait dans ses inscriptions, il y a cinq ans : c’est la propriété qui lui a donné le plus de fil à retordre au cours de sa carrière. « Quand certains se présentaient pour visiter, ils sortaient de l’auto, voyaient que c’était à côté d’un cimetière, puis s’enfuyaient aussitôt, sans même entrer dans la maison », se souvient-il.
Mise sur un marché pré-COVID-19 bien moins dynamique que celui d’aujourd’hui, l’unifamiliale a nécessité de longues semaines de travail et de 70 à 90 visites — le triple de sa moyenne de l’époque — avant de finalement trouver preneur. Et ce, malgré un prix ajusté dès le départ, en deçà de la moyenne du quartier.
« Il faut être patient pour trouver la bonne personne, car le bassin d’acheteurs est beaucoup plus restreint. Certains sont plus affectés que d’autres : ça dépend de la culture, de l’historique personnel… », constate M. Laflamme. Ses autres outils : mettre en avant les atouts de la propriété, tout en étant transparent, avec une note précisant la proximité d’un cimetière. Des aménagements tels que des haies naturelles cachant la vue sur les stèles peuvent aussi aider. Mais tout dépend aussi du contexte du marché, souligne le courtier RE/MAX : en 2020-2021, avec une demande au sommet, cette même propriété se serait envolée en une semaine…
Pas dérangeant, voire touchant
Si bien des acheteurs se montrent mal à l’aise à l’idée d’occuper une maison voisine d’un lieu de repos éternel, ce n’est pas le cas de la famille de Véronique Lamontagne, qui a acquis en 2017 une propriété à la lisière du cimetière Jardins Memorial Back River, dans le quartier Ahuntsic à Montréal. Les tombes juste de l’autre côté de la barrière ? Pas de quoi s’en faire.
Ce n’était pas vraiment un problème pour nous. C’est sûr que lors de la visite, quand on a ouvert les rideaux de la chambre, on s’est dit que c’était un peu spécial, mais ça n’a pas été un facteur dans la décision.
Véronique Lamontagne, qui a acquis une propriété à la lisière d’un cimetière
« Ça a surtout fait en sorte que la maison était un peu plus abordable que les autres propriétés du quartier », indique celle qui y a emménagé avec son conjoint et ses deux filles. L’aînée, âgée de 7 ans lors du déménagement, s’est montrée plutôt perplexe les premiers temps, puis s’est rapidement faite à l’idée de ces voisins pas comme les autres.
« J’imagine que des gens trouvent ça un peu morbide, mais c’est comme ça, on sait que notre vie a un début et une fin. Je ne trouve pas ça dérangeant », poursuit Mme Lamontagne. Le voisinage est-il donc si tranquille, comme on aime le lancer à la blague ? Généralement, oui : les funérailles, occasionnelles, y sont courtes et discrètes. En revanche, des travaux d’entretien (tonte de gazon et soufflage de feuilles) sont parfois effectués au petit matin. Des proches éplorés viennent aussi se recueillir sur la tombe de disparus. « C’est touchant, mais pas dérangeant », insiste Mme Lamontagne. Fait insolite : des rumeurs circulent dans le quartier au sujet de « rituels de sorcellerie » qui se tiendraient dans le cimetière durant la nuit, mais la résidante dit n’avoir jamais rien vu de ses propres yeux.
La petite famille a-t-elle craint que la proximité du site funéraire ne nuise à une éventuelle revente ? Pas vraiment : étant surtout heureuse d’avoir pu profiter d’un prix moins pimenté, elle est consciente qu’il sera aussi légèrement dégonflé si lui prenait l’idée de déménager — ce qui n’est pas dans ses plans. « J’imagine que ça peut prendre plus de temps si on n’ajuste pas le prix, mais cela ne nous préoccupe pas trop », philosophe-t-elle.
Le choc des temporalités
Cela étant, une grande partie de la population (quelque 80 % selon l’estimation du courtier Gabriel Laflamme) n’apprécie guère cette proximité mortuaire. Qu’est-ce qui se cache derrière cette froideur ?
D’emblée, l’anthropologue Luce Des Aulniers distingue les cimetières-jardins, bellement aménagés et plantés, des cimetières-nécropoles, où l’entassement des tombes peut créer un effet d’oppression, peu attrayant. « C’est presque une métaphore sur le poids des morts porté par l’humanité », lance l’universitaire spécialiste des thèmes du deuil et de la mort, précisant toutefois que certains peuvent répugner à côtoyer tout cimetière, quel qu’en soit le style… tandis que d’autres s’en accommodent sans souci, dans le cadre d’une « culture de proximité ».
« C’est une sensibilité qui varie beaucoup selon les époques », ajoute-t-elle, soulignant que le cimetière Notre-Dame-des-Neiges, qui se trouvait loin de la densité urbaine à l’origine, se retrouve aujourd’hui enclavé par les espaces habités. Il y a certes des questions d’hygiène et de pollution, mais elles n’occupent pas le sommet des préoccupations.
« Actuellement, cette sensibilité est exacerbée par le fait que le cimetière implique un rapport au temps complètement différent de celui lié à notre quotidien, nos façons de vivre et d’habiter. Face à ce choc, il peut paraître comme une injure, même s’il peut être source de très belles manifestations esthétiques et artistiques. Ce rapport se retrouve dans notre psychisme quotidien, cette résistance tout à fait compréhensible d’évitement de la mort », indique l’anthropologue de l’UQAM.
Cette dernière souligne par ailleurs le rôle patrimonial de ces lieux, mais aussi pédagogique, impliquant « l’éducation à une certaine communauté de destin, qui nous rappelle que nous sommes mortels. […] Il nous met en plein visage sa réalité supra-individuelle, alors qu’on vit dans une société ultra-individualiste, c’est un rappel qui englobe nos existences ».
Et les croyances ? Bien sûr, certaines sont toujours vives. « Il y a toutes sortes de mythes ethnoculturels, de mythologies personnelles ou collectives, de récits organisateurs de l’au-delà, qui persistent », souligne Mme Des Aulniers, qui précise que la conception du sacré n’est pas fatalement religieuse, mais peut être liée au mystère.
Selon l’anthropologue, les cimetières restent de puissants déclencheurs de mémoire et d’imaginaire, qui posent « la question de la place des morts devant la conquête de l’espace terrien et dans notre affectivité ». « C’est un beau champ ouvert ! », croit-elle.