Peu importe les bouchons ou le réchauffement climatique, l’attrait de la maison unifamiliale de banlieue, avec sa cour privée, reste irrésistible pour beaucoup. Encore plus avec le télétravail qui semble là pour de bon. Même s’il faut souvent s’éloigner toujours davantage pour y avoir accès. L’attachement à ce mode de vie est-il immuable ?
Publié le 15 octobreLes critiques pleuvent sur la banlieue. L’étalement urbain coûte cher en infrastructures et accroît des déplacements polluants, au moment où la réduction des gaz à effet de serre (GES) est urgente pour limiter le réchauffement climatique. Les nouveaux quartiers qui poussent loin de la ville menacent aussi les derniers milieux naturels et agricoles du sud du Québec.
Les scientifiques sont unanimes : le développement durable passe par la densification des secteurs déjà habités. Par la fin, en somme, de la banlieue résidentielle faite de maisons unifamiliales à perte de vue.
Or, même si l’avenir de la planète préoccupe de plus en plus la population, la banlieue continue de s’étendre encore et encore autour des grandes villes.
C’est manifeste dans le Grand Montréal. De 2016 à 2021, la population de la banlieue éloignée, qui se trouve à au moins 30 minutes du centre-ville, a crû de près de 65 000 personnes (+ 7 %), estime Statistique Canada, bien plus vite que la périphérie urbaine et les banlieues situées plus près.
Synonyme de confort et de réussite
Comment expliquer cet attrait indéfectible ?
Pendant des décennies, gouvernements, banques et publicitaires ont favorisé la banlieue et ses maisons unifamiliales sans partage, rappelle Sébastien Lord, professeur d’urbanisme à la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal et directeur de l’Observatoire Ivanhoé Cambridge.
« On a longtemps dit que le progrès et la modernité étaient dans la banlieue, pas dans la ville, dit M. Lord. C’est encore la norme aujourd’hui au Québec. »
Ce que les gens ont en tête, c’est que si tu n’as pas de maison, si tu n’as pas d’espace à toi, si tu n’as pas de voiture… c’est un peu comme si tu n’avais rien.
Sébastien Lord, professeur d’urbanisme à la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal
La situation n’est pas unique au Québec. Un peu partout dans le monde, même en Europe, la maison seule, entourée de verdure dans un quartier tranquille, est synonyme de confort et de réussite. La banlieue classique reste un idéal, un statut social à atteindre.
Et une norme sociale ne se change pas en criant « densification » ! D’autant plus que le chez-soi façonne le quotidien et « touche à l’intime, à l’identité », explique le professeur Lord. Et que les liens affectifs avec son milieu de vie « gagnent en poids sentimental » avec le temps. « Quand on a habité des années et des années en banlieue, les études montrent qu’on a tendance à rechoisir la banlieue quand on déménage », illustre celui qui a aussi une formation en architecture.
« Il y a un rapport irrationnel et animal à son espace, à sa propriété à soi, qu’on veut personnaliser, observe pour sa part Jennifer Bennis, associée de la firme d’architectes L’ŒUF, connue notamment pour ses projets d’habitation innovateurs. C’est comme si l’espace qu’on détient pour vivre était le reflet de ce qu’on est. Le regard des autres a une importance énorme. Pour opérer un changement, il va falloir trouver le reflet de la réussite dans autre chose que la banlieue... »
Ne touchez pas à ma banlieue
Puisque l’attachement à son milieu de vie est fort, tout changement potentiel soulève des craintes. « Intervenir dans un quartier, c’est toucher à plein de cordes sensibles », observe Sébastien Lord. L’ajout de logements dans une banlieue signifie-t-il l’arrivée massive d’inconnus ? La perte d’espaces verts ? Davantage de problèmes de circulation ? Une diminution de la valeur des propriétés ?
« Si on place toutes ses économies, et qu’on fait de gros sacrifices pendant des années pour payer, puis rénover sa maison, résume M. Lord, on ne veut pas courir de risque : on ne veut pas que ça change. »
Pas étonnant alors que l’idée de transformer les banlieues suscite des levées de boucliers. À Saint-Lambert, à Saint-Bruno-de-Montarville, à Pointe-Claire ou à Montréal-Nord, par exemple, des projets de tours ont été rejetés et des candidats ont été élus sur leur promesse de limiter ou même de stopper la densification.
Paradoxalement, la « menace » de la densification qui plane sur la banlieue, si nécessaire soit-elle, semble consolider l’attachement de certains à ce mode de vie.
Et les effets de la pandémie aussi. La pérennisation du télétravail dans une partie de l’économie diminue les besoins de déplacement et rend plus attractives les banlieues éloignées.
Toujours plus loin
Installé dans sa résidence secondaire des Laurentides depuis le début de la pandémie avec sa conjointe, Michel Lavallée souhaite vendre sa maison en rangée de Lachine. « La ville, pour nous, c’était un compromis, parce qu’on perdait trop de temps sur la route, c’était un cauchemar, dit celui qui a longtemps habité à Laval, où il a aussi grandi. Avec le télétravail, on n’a plus à se déplacer autant. Comme notre maison secondaire ne nous convient pas comme résidence principale, nous voulons retourner en banlieue, là où on aura de l’espace, de la quiétude et une certaine intimité. »
L’informaticien de 60 ans, à l’orée de la retraite, se verrait idéalement dans un bungalow, « un choix naturel, culturel même » pour lui. Sa prochaine propriété se trouvera sans doute dans la couronne nord, ni trop près de la ville, pour éviter la cohue et les bouchons, ni trop loin, pour garder le contact avec la famille et les amis.
Michel Lavallée se dit favorable au concept de densification, mais estime qu’elle est en général mal planifiée, au point d’être repoussante. « C’est trop souvent des cabanes à poules, dit-il. Si j’étais obligé, je pourrais envisager de vivre dans un condo dans un coin tranquille, mais il faudrait que le transport collectif soit efficace, ce qui est rarement le cas en banlieue, même quand c’est densifié. »
« J’ai énormément de clients qui ont vendu au centre-ville pour aller à Chambly ou même à Saint-Jean-sur-Richelieu, constate le courtier Gonzalo Nuñez, d’Engel & Völkers. Pour eux, acheter une unifamiliale, c’est une question d’espace et de qualité de vie. Dans un couple, elle peut travailler en haut et lui, au sous-sol... ce qui n’est pas possible dans un petit condo. »
Plus on s’éloigne du centre-ville, moins le règne de l’unifamiliale semble menacé. Pour l’instant, les municipalités situées hors de la Communauté métropolitaine de Montréal, comme Marieville sur la Rive-Sud ou Saint-Lin dans les Laurentides, échappent au seuil de densité obligatoire pour limiter l’étalement urbain. Pour répondre à la demande, comme les terrains se font plus rares plus près de la ville, les promoteurs n’hésitent plus à lancer des projets de quartiers d’unifamiliales à Farnham ou à Cowansville, en Estrie, à au moins une heure de route de Montréal.
Une loyauté inébranlable ?
Confort, qualité de vie, espace... les arguments de la maison unifamiliale sont difficiles à contrer dans la réflexion sur l’avenir de banlieue. Sébastien Lord croit néanmoins possible de concilier les aspirations des uns et les besoins de l’ensemble de la planète.
L’évolution – et la densification – de la banlieue doit tenir compte de ce que les gens veulent y trouver, comme des espaces privés, de la verdure, de la tranquillité. « On ne peut pas faire l’économie de ce qu’ils ont en tête, de ce qui fait leur identité », dit le professeur.
La solution, croit-il, passe par des conceptions de qualité. Ainsi, un immeuble de condos avec de grandes terrasses à l’abri des regards et entourées d’arbres séduira un certain nombre de banlieusards... surtout s’ils en ont un peu marre d’entretenir leur immense terrain.
Les besoins et les perceptions de la population changent aussi avec le temps, ce qui aura une incidence sur la banlieue de demain. Une population vieillissante pourrait ainsi trouver une plus grande sécurité dans un secteur assez dense pour soutenir des services de soins à domicile efficaces.
La densification est aussi une façon de lutter contre l’isolement. Et la pandémie nous a montré à quel point ça pouvait être un fléau.
Jennifer Bennis, architecte et associée à la firme L’ŒUF
À mesure que les effets du réchauffement climatique bouleverseront le quotidien de tout le monde, les gens vont réévaluer leurs choix individuels, ajoute l’architecte de L’ŒUF. Un gazon vert est moins socialement acceptable quand l’eau potable se fait rare.
Les pouvoirs publics devraient néanmoins fournir dès maintenant de bons guides sur le coût et l’impact réels d’un mode de vie énergivore afin de bien orienter les gens, croit Jennifer Bennis. « Si dans 10 ans ma maison brûle parce que les canicules seront si fortes que tout prendra feu, lance-t-elle, peut-être que ça ne vaut pas le coup, aujourd’hui, de choisir la banlieue. »
Pour entrevoir l’avenir de la banlieue, Sébastien Lord s’intéresse de son côté beaucoup aux millénariaux... et à leurs normes sociales quelque peu différentes.
Comme leurs aînés, les plus jeunes souhaitent devenir propriétaires pour s’enrichir, et les prix moins élevés dans la banlieue pourraient les séduire. Mais contrairement aux baby-boomers, avance Sébastien Lord, les millénariaux se projettent davantage dans un bus avec leur téléphone qu’au volant d’une voiture pour leurs déplacements. « Ceux qui ont grandi dans le trafic auront sans doute une relation différente à la ville et à la densification. » Ainsi, les millénariaux trouveront peut-être plus souvent leur bonheur dans un logement accessible par transport collectif que dans une maison unifamiliale à des dizaines de kilomètres de la ville.
EN SAVOIR PLUS
- 22,8 %
- En 2021, près du quart de la population du Grand Montréal habitait dans les banlieues éloignées, situées à au moins 30 minutes du centre-ville.
- 66,5 %
- Les banlieues éloignées occupent les deux tiers de la superficie du Grand Montréal.